Familles, amis et connaissances

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Terme
REGNAULT, alice

REGNAULT, Alice (1849-1931), ancienne actrice et femme galante, devenue Mme Octave Mirbeau en 1887. De son vrai nom Augustine Alexandrine Toulet, elle est la fille d’un entrepreneur de peinture. Elle épouse, très jeune, en 1865, un certain Jules Renard, « fabricant d’outils », et lui donne dès 1866 un fils, Édouard, dont elle perd la garde, peu après la mort de son mari, en 1868, pour cause de vie jugée dissolue, et qui mourra en 1892. Pour gagner sa vie, elle se lance dans le théâtre et fait ses débuts aux Bouffes Parisiens, en 1869. La plupart des commentateurs jugent l’actrice fort médiocre, mais louent sa beauté, qui lui permet de rentabiliser rapidement sa nouvelle carrière, qu’elle poursuit au théâtre du Palais-Royal et au Gymnase. Parallèlement, comme nombre de ses consœurs, et par « nécessité », elle entame une carrière galante des plus fructueuses. Elle devient rapidement une des femmes les plus recherchées de Paris et son nom est souvent cité dans les échos de la presse, aux côtés des lionnes de l’époque. Mais à la différence de la grande majorité des horizontales du temps, elle est une femme de tête, fourmi plutôt que cigale, et, au lieu de gaspiller l’argent qu’elle gagne, elle le place avantageusement et investit dans la pierre : elle se retrouve bientôt à la tête d’un important patrimoine immobilier et possède trois immeubles, à Clichy et à Levallois. En 1881, elle abandonne le théâtre, au moment où circulent des bruits, non fondés, sur son entrée prochaine à la Comédie-Française. Elle entame alors une nouvelle carrière, certes nettement moins rémunératrice, mais probablement plus gratifiante pour son image de marque et son amour-propre : celle d’écrivain et de peintre. Journaliste, elle bénéficie de la protection d’Arthur Meyer et publie des articulets mondains dans Le Gaulois, sous le pseudonyme de Mitaine de soie. Apprentie peintre, elle prend des leçons de peinture avec Bonnat et expose le portrait de Mirbeau au Salon de 1886, grâce à l’entremise de Rodin. Écrivaine ambitieuse, elle publie chez Ollendorff, le premier éditeur de Mirbeau, deux romans, certes platement écrits, mais qui n’ont rien de déshonorant : Mademoiselle Pomme (1886) et La Famille Carmettes (1888). À partir de l’automne 1884 et du premier acte de l’affaire Gyp (voir la notice Gyp), sa vie est étroitement liée à celle de Mirbeau, qui finit par l’épouser, au bureau d’état-civil de Westminster, à Londres, le 25 mai 1887. C’est toute honte bue que, au détour d’une lettre consacrée à L’Inconnu, il balance tardivement la nouvelle à son habituel confident, Paul Hervieu : « Maintenant, autre chose, qui me coûte beaucoup à vous dire… Allez-vous me pardonner ?... Je suis marié… J’aime mieux vous le dire brutalement… Oui, mon cher Hervieu… Et si je ne vous en ai rien dit, c’est que je n’ai pas osé… J’ai été tenté, vingt fois… Je me suis rappelé, il y a deux ans, et je n’ai pas osé. » 

Mirbeau n’ignore pas, en effet, qu’en liant son destin à celui de cette ancienne femme galante, non seulement il rompt à jamais avec tout un passé et tout un milieu qu’il vomit, ce qui ne le désole certainement pas, mais qu’il s’expose aussi dangereusement à l’assassine ironie de ses nombreux ennemis, tout prêts à faire des gorges chaudes sur cette ancienne théâtreuse épousée « malgré ses millions », et même qu’il risque fort de se faire accuser de louches complaisances, quand ce n’est pas, carrément, de proxénétisme, comme le fera Henry Bernstein en 1907, lors même que le contrat de mariage, signé le 18 mai 1887, établit une totale séparation de biens entre les deux époux. Il n’ignore pas davantage qu’il commet une grave erreur en s’engageant avec une femme qui ne partage guère ses valeurs éthiques et esthétiques  et qui ne sera reçue qu’à contrecœur par la plupart de ses amis, bien obligés de faire avec, tel le réaliste Claude Monet – cependant que Daudet, lui, ne l’a même jamais reçue. Il sait en effet pertinemment qu’il est en train de gâcher ses chances de bonheur conjugal, comme l’atteste un conte au titre ironique, « Vers le bonheur », publié quelques semaines à peine après son mariage, le 3 juillet 1887, et qui se termine par le constat qu’entre l’homme et la femme existe un « »infranchissable abîme ». Et, de fait, Alice rendra Octave fort malheureux en ménage : l’écrivain va traverser une longue période de crise, de 1891 à 1897, envisageant même le pire ; c’est Alice qui porte notamment la responsabilité du douloureux éloignement de Camille Pissarro, en qui Octave voyait un père idéal et qui ne lui a pas pardonné sa lâcheté devant sa femme ; et sa neurasthénie récurrente va continuellement empoisonner son existence. Incapable de l’affronter en face, l’écrivain se défoule par le verbe derrière son dos : par exemple, dans un article « Lilith » signé d’un pseudonyme ignoré d’Alice (Le Journal, 20 novembre 1892), où il affirme, entre autres aménités, que « la femme possède l’homme, le domine et le torture » ; ou dans une longue nouvelle qui paraît en feuilleton à l’automne 1894, Mémoire pour un avocat, qui fait le récit terrifiant d’un asservissement conjugal ; ou encore, moins directement, dans une de ses pièces en un acte, Vieux ménages.   

La question se pose de savoir pourquoi Mirbeau a bien pu s’acoquiner avec une personne qui l’a notoirement rendu malheureux, pourquoi il a cru devoir l’épouser, en catimini, et à l’insu de tous ses amis, et pourquoi, a fortiori, il n’a jamais osé s’affranchir de ce douloureux esclavage. Comment est-il possible que sa lucidité ait été sans effet sur sa volonté et que ce valeureux chevalier de toutes les nobles causes se soit laissé ainsi dominer et torturer par une créature de peu de cœur, mais qui passait pour être fort belle ? Faut-il voir dans cette beauté l’explication principale ? C’est ce que lui-même laisse entendre à la fin de son article sur « Lilith », quand il affirme que l’homme « accepte tout » de la femme « à cause de sa beauté ». Mais ce type d’explication semble bien courte et insuffisante, d’autant qu’il se pourrait bien, si l’on en juge par les aveux de son double, le narrateur de Mémoire pour un avocat, que  l’union n’ait pas été sexuellement satisfaisante. Une seconde explication, qui ne saurait être écartée a priori, pourrait venir de l’immense fortune de la jeune femme, dont un homme endetté jusqu’au cou a dû avoir le plus grand besoin. Mais, outre le fait qu’ils se sont mariés sous le régime de la totale séparation de biens, il s’avère que Mirbeau a bel et bien remboursé ses dettes tout seul, sur ses propres piges, d’une part, et que, d’autre part, il ne va pas tarder à gagner lui aussi beaucoup d’argent et qu’il aurait donc fort bien pu divorcer sans avoir rien à changer à son train de vie ni à ses habituelles générosités ; or il ne l’a pas fait et rien ne prouve qu’il y ait jamais songé. Une troisième explication envisageable tiendrait à une forme de masochisme inhérent à son tempérament et qui le vouerait à se faire l’esclave de ses maîtresses successives, Alice Regnault après Judith Vimmer. Cela pourrait expliquer la fraternité que Sacher-Masoch (voir la notice) semble avoir ressentie pour son jeune confrère. Reste que l’une des caractéristiques du masochisme illustré par l’écrivain galicien est le contrat et que, de contrat, il ne semble pas y en avoir eu entre Octave et Alice. Et puis il serait sans doute risqué de s’aventurer sur le terrain mouvant de la psychanalyse sauvage.

En revanche, trois constats objectifs peuvent être faits, qui seraient susceptibles d’éclairer la relation nouée par Octave avec Alice. Tout d’abord, Mirbeau ne cesse d’établir un parallèle entre la prostitution des corps et celle de l’esprit qui, à l’en croire, est bien pire encore (voir les notices Prostitution et Un gentilhomme). Or Alice a vendu ses charmes pendant une douzaine d’années, de 1869 à 1881, cependant qu’Octave a vendu sa plume pendant le même laps de temps, de 1872 à 1884, avant de pouvoir voler de ses propres ailes et de se mettre au service de ses propres valeurs : ils sont donc fraternellement unis par le souvenir d’une même servitude, des mêmes humiliations, des mêmes compromissions, voire du même rejet, et cela crée bien évidemment des liens ; de surcroît, tous deux entament parallèlement leur rédemption par la plume. Ensuite, à partir de l’affaire Gyp et des poursuites judiciaires engagées contre Alice, à l’automne 1884 (Gyp prétend qu’elle  tenté de la vitrioler), il n’était plus possible à Mirbeau, également mis en cause par Gyp, à la fois dans son roman à clefs Le Druide (1885) et dans la vie (elle l’accuse d’avoir tenté de la révolvériser), de se désolidariser de sa compagne, sauf à apparaître comme un lâche et un individu sans scrupules : les épreuves subies de conserve, de la part de gens sans vergogne qui les dégoûtent également, ne pouvaient que renforcer leurs liens. Enfin, après avoir servi des causes qui n’étaient pas les siennes et avoir fréquenté pendant des années le monde des nantis, qui l’écœure et qu’il va dorénavant s’employer à « débarbouiller au vitriol », histoire de racheter ses compromissions passées, épouser une réprouvée comme Alice Regnault ne pouvait apparaître que comme un pied de nez en forme d’ultime provocation, marquant un point de non-retour. On comprend que ce soit bien tentant. Mais, ce faisant, il est victime d’un grave malentendu : car au moment même où il rompt à tout jamais avec ce monde immonde qu’il abhorre, Alice, elle, a soif de cette respectabilité bourgeoise qui le révulse.

Quoi qu’il en soit, le pire est encore à venir. Car c’est post mortem qu’Alice va pouvoir, en toute impunité, trahir de toutes les façons possibles la mémoire du grand écrivain disparu dont elle a partagé la vie pendant près d’un tiers de siècle. La plus grave de ses trahisons, celle qui aura l’impact négatif le plus durable, c’est d’avoir fait rédiger par Gustave Hervé (voir la notice) le faux « Testament politique d’Octave Mirbeau », publié dans Le Petit Parisien du 19 février 1917, où le grand écrivain pacifiste est supposé renier son engagement passé et se convertir au patriotisme à tous crins. Pendant des décennies ce faux a permis de salir la figure de l’écrivain et de brouiller et discréditer son message subversif. Mais ses vilenies posthumes ne se sont pas arrêtées là : elle a fait vendre, en 1919, toute la bibliothèque de son mari, tous ses manuscrits, toute sa correspondance et toutes ses œuvres d’art ! Les lettres de Monet et de Rodin, en particulier, n’ont jamais été retrouvées, et nombre de toiles de sa collection sont parties chez des particuliers d’Europe et d’Amérique, où plus personne ne peut plus en jouir. Elle a également rompu avec l’éditeur d’Otave, Eugène Fasquelle, et signé des contrats avec Flammarion pour faire paraître une série de recueils d’articles de Mirbeau, d’où ont été soigneusement éliminées ses contributions à la presse anarchiste, à L’Aurore et à L’Humanité. Enfin, elle a fait de l’Académie des Sciences, dont Mirbeau s’était gaussé, sa légataire universelle et a légué tout ce qui restait des papiers de l’écrivain à la bibliothèque de l’Institut, cet Institut si malfaisant à ses yeux et qu’il avait si souvent brocardé….

Dans sa comédie Un sujet de roman (1923), Sacha Guitry s’est inspiré du couple Mirbeau pour imaginer le couple formé par un grand écrivain, qu’il nomme symboliquement Léveillé, et sa femme, bourgeoise et conformiste, qui veut à tout prix publier un roman posthume soigneusement édulcoré et réécrit par un nègre selon ses directives, avant de comprendre, bien tardivement, le génie de son mari, auquel elle n’a jamais rien compris, quand elle découvre avec stupeur la masse des lettres qu’il a reçues de quantité de lecteurs que son œuvre avait aidés à vivre. Guitry, lui, a bien compris le malentendu sur lequel reposait le couple Mirbeau et l’abîme qui séparait les conjoints. À la décharge d’Alice, force est de reconnaître qu’Octave ne devait pas être toujours facile à vivre et que, dans le type de relation qui s’est établie entre eux, les torts ne sont sans doute pas tous d’un seul côté : comme Mirbeau lui-même l’écrit de Strindberg en 1895, dans ce qui peut apparaître comme une sorte d’aveu, s’il a souffert des femmes, « c’est peut-être de sa faute ».

P. M.

 

Bibliographie : Gabrielle Houbre, Le Livre des courtisanes, Tallandier, 2006, pp. 230-232 et 556-558 ; Tristan Jordan, « La Comédie-Française a-t-elle accueilli Alice Regnault ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 16, 2009, pp. 167-170 ; Pierre Michel, « Mirbeau et l’affaire Gyp », Littératures, Toulouse, n° 26, printemps 1992, pp. 201-219 ; Pierre Michel, Alice Regnault, épouse Mirbeau, Éditions À l’écart, Alluyes, 1993, 66 pages ; Pierre Michel, « Autobiographie, vengeance et démythification », préface de Mémoire pour un avocat, Éditions du Boucher, 2006, pp. 3-15

 

 


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